samedi 28 juin 2014

Entrée 3 : Gagner la modernité, perdre le cœur.

Ok il est 2 heures du matin, mais il y a des choses que l'on doit fixer tout de suite tant qu'on les saisit entièrement, sous peine de les voir s'évanouir, s'évaporer sous nos yeux, si on les remet à plus tard. C'est comme quand une opportunité de belle photo se présente et qu'on se dit "je reviendrai", lorsqu'on renvient effectivement, la photo n'est plus du tout la même. C'était le cas à Crozet, je me rends compte que c'est le cas partout, et pour tout, en fait...

Ce soir est encore l'illustration de pourquoi j'aime vivre en auberge de jeunesse. Les rencontres y sont totalement inattendues et nous tombent sur le coin du bec à tout moment. Il est minuit, je rentre du cinéma, et en allant prendre ma brosse à dent dans mon casier, je croise ce couple de Hong Kongais que j'ai vaguement vu hier soir quand ils sont arrivés dans le dortoir, mais sans plus. Ah si, lui a chanté avec moi hier soir ! Il s'appelle Kin Hin, il est ingénieur en électronique. Salutations d'usage, questions d'usage, d'où viens-tu, depuis combien de temps es-tu à Taipei, pour combien de temps, qu'y fais-tu, etc. 
Maintenant je maîtrise, les réponses surprennent toujours, ça me fait sourire et des phrases bien banales peuvent (ou non) entraîner de vraies discussions… Je suis à Taipei pour apprendre le Mandarin, réponds-je.
-C'est super, tu apprends les caractères traditionnels, me répond-il.
Super, super, il faut savoir que les caractères traditionnels me donnent du fil à retordre ! C'est bien simple, c'est pour moi la principale difficulté dans l'apprentissage du mandarin. La structure grammaticale est somme toute assez simple, je vous en parlerai plus tard, mais l'écriture…! Je reconnais les caractères, mais je n'arrive pas encore à trouver de lien logique qui me permettrait de les retenir et de les écrire correctement. Enfin, jusque ce soir.

Kin Hin m'explique, en partant des caractères de mon prénom et du sien, toute la profondeur de la construction des idéogrammes, et le mot français est d'ailleurs bien choisi. Dans l'idéogramme qui va désigner un mot, une chose, un lieu, c'est avant tout une idée que l'on va faire passer. De la formation des caractères simples aux plus complexes, Kin Hin maîtrise le sujet et m'explique, armé de son crayon et de mon carnet de vocabulaire (car en bon élève j'ai un carnet de vocabulaire où je note scrupuleusement verbes, noms et adjectifs...), la formation élémentaire de chaque mot, et même comment deviner le sens des mots à partir de ces particules élémentaires, les radicaux.

On a tous en tête la cosmologie chinoise, son attachement aux éléments naturels. Le tracé des idéogrammes passe par ces radicaux. L'eau, le feu, la lumière, le soleil; le bois, la terre, le métal, les éléments gazeux, l'homme, les éléments liés à la parole, au divin, aux lieux, le cœur, et d'autres…

Chacun de ces éléments à un caractère qui le désigne individuellement. Associé à d'autres bases, il va désigner autre chose, mais trouver l'élément basique dans le tracé du caractère final donnera un indice quand au sens du mot.

Pour vous donner un exemple simple, les éléments chimiques tels que l'Aluminium, le Magnésium, le Fer, le Titane et j'en passe, contiennent dans leur idéogramme le radical désignant l'Or/le Métal. Aussi, sans savoir le nom de l'élément, connaître le caractère désignant l'Or me fera déduire que ce caractère sous mes yeux me parle d'un métal.
Autre exemple, la voiture, en chinois, s'écrit ainsi :


Le premier idéogramme est composé des radicaux de l'eau et des gaz, et désigne la vapeur. C'est un bon exemple de la gymnastique à acquérir pour comprendre la construction des sinogrammes. La vapeur n'est rien de moins que de l'eau à l'état gazeux !
Le second, ressemblant à un char vu de haut, désigne le véhicule. Les deux ensemble désignent donc le véhicule fonctionnant à la vapeur : la voiture :) !
Entre deux éléments, Kin Hin m'explique l'histoire récente de la langue chinoise, comment, selon lui, depuis la révolution communiste, la langue a évolué, comment le Parti a imposé les caractères simplifiés pour lutter contre l'illettrisme, mais comment la langue écrite y a perdu ses règles et toute la culture qui y est associée. (A Taiwan et Hong Kong, les caractères traditionnels sont encore d'usage, ce qui fait le grand bonheur des étudiants comme moi. En Chine continentale, un système d'écriture simplifiée a été adopté). Il me donne alors un exemple que je trouve superbe pour illustrer cette perte. L'idéogramme représentant l'amour est le suivant :  

tel que je l'écris à Taiwan, en caractère traditionnel.

Le voici en caractère simplifié :
Et voici le radical qui désigne le cœur.

Voyez-vous la différence? Entre les deux caractères, le radical du cœur, que l'on trouve en compressé, au milieu, dans le caractère traditionnel, a disparu. 

Entre le caractère traditionnel et le moderne,
Entre ancienneté et simplifié,
l'amour a perdu son cœur…

Ainsi, les règles de construction des idéogrammes qui s'appliquent au chinois traditionnel ne fonctionnent plus en chinois simplifié, cette gymnastique, ce jeu de construction, n'est plus applicable. Cela attriste profondément Kin Hin, qui déplore cette perte de culture, et qui me félicite chaleureusement d'avoir le courage d'apprendre le Mandarin avec le système d'écriture traditionnel. 

Et de manière générale, tous les hong-kongais et les chinois qui viennent à Taiwan que je rencontre y viennent pour la même raison : la Chine Populaire va très vite, trop vite, et y perd beaucoup. Ici, ils retrouvent l'"Ancienne" Chine.


Ce soir j'ai trouvé un nouvel intérêt, plus profond, plus spirituel, presque, dans l'apprentissage de l'écriture du chinois, autre que le terre à terre mais bien motivant : "Je veux pouvoir lire le menu des restaurants !" Merci pour ça Kin Hin, merci à ta femme de t'avoir forcé à prendre ces jours de congé à Taipei, sans ça j'aurais vraiment manqué quelque chose ;)

Et vous connaissez la suite, avec le traditionnel tour d'horizon des trucs que j'ai mangés !




Un bol de nouilles de blé au porc caramel, et un pain au porc curry, pour... moins de 2 euros ! :D


Un curry de poulet à la japonaise

Qu'est-ce que cela déjà? hum ah oui, c'est un hot pot, un bouillon dans lequel nagent tout un tas de légumes et de la viande !

Le midi, on mange un peu de tout, on varie... Pizza frites ce jour ! :)


Voilà, et pour finir, rien à voir, mais une petite photo d'une feuille d'arbre que j'ai ramassée hier soir en allant acheter du thé, elle est juste immense... Et on dirait du cuir !


Take care les gens ! :)

3 commentaires:

  1. Couet Véronique28 juin 2014 à 09:09

    Jusqu'avant cet article je vouais une admiration à l'écriture du mandarin pour sa harmonie physique mais cela me paraissait vraiment t trop complexe !! Avec ce que tu vient de décrire je suis frappée d'une prise de conscience énorme et ça donne envie d'apprendre au moins pour toute cette dimension spirituelle et mais également grandement pratique ( cf : eau et gaz ) !! Bravo à toi d'oser affronter ces difficultés dans cette langue , et merci ( pour le couple ) qui a été mis sur ton chemin pour t'apprendre dire et nous faire partager ce grand moment.

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  2. tres interessant! on en apprends encore un peu plus, et avec ca une belle reflexion sur la langue et ses évolutions :)

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